Lors d’un énième échange facebook sur l’écriture inclusive, je me suis demandé si tout ce battage était vraiment justifié et surtout si au fond il n’était pas là pour camoufler des choses plus importantes. En effet, si on excepte les arguments les plus caricaturaux (voir article sur Peggy Sastre) concernant la fin du monde, la novlangue et l’avènement d’une société gouvernée par d’horribles matriarches tueuses d’hommes, l’argument principal tient en celui-ci : à quoi ça sert ? Formulé en général de façon négative plutôt qu’interrogative : « ça ne sert à rien » ; ou positive : « il y a des choses plus importantes ». Cela permet de construire le camp des féministes radicales, déconnectées de la réalité et complètement folles, l’un étant le revers de l’autre : les méchants diront que les féministes sont des dictateurs en puissance ; les gentil.les suggéreront seulement que l’on ferait mieux de s’occuper d’autre chose. Mais au fond : qui a lancé la controverse ? L’écriture inclusive existe depuis des années et les expérimentations langagières depuis bien plus longtemps encore (de Monique Wittig à Olympe de Gouges qui a rectifié la déclaration universelle des droits… de l’homme). Précisons : sans que cela n’ait jamais empêché quiconque d’essayer de faire quelque chose pour les femmes battues, pour dénoncer la culture du viol ou autres problèmes « importants ». En construisant un camp féministe homogène et préoccupé par une seule idée, on rend la revendication (mais qui revendique quoi, au fait?) effectivement extravagante et on oppose les raisonnables aux hystériques (c’est pourquoi nos bateleurs habituels aiment tant les FEMEN, cela leur permet de passer pour des gentils féministes), c’est-à-dire qu’on repeint en féministes des gens qui ne le sont pas, ou qui s’en foutent globalement. Et voilà comment on construit un ennemi : on va chercher un élément de lutte ou de discours qu’on monte complètement en épingle pour en faire le cheval de bataille unique et décontextualisé d’un groupe réifié et on peut ainsi jeter le bébé avec l’eau du bain. Que cet adversaire soit fictif n’a pas d’importance, car on gagne tout de même des galons de féministe raisonnable alors qu’au fond on n’a pas grand chose à dire (coucou Enthoven, coucou Sastre).
Alors une fois pour toute : l’écriture inclusive ce n’est pas une baguette magique, c’est une proposition, parmi beaucoup d’autres car le féminisme a compris depuis longtemps que le politique ne s’arrêtait pas à la loi. Vous n’êtes pas d’accord ? Bah n’écrivez pas en écriture inclusive. Je ne crois pas qu’on vous l’impose de toute façon. Après, vous pouvez argumenter pour montrer que ça ne sert à rien, mais arrêtons de faire comme si le féminisme n’avait que cela à proposer.
Bonus :
Cette grille de lecture peut s’appliquer aussi bien au fameux mot-dièse « balancetonporc » : on peut effectivement discuter de savoir si c’est bien joué de dénoncer des hommes sans procès et en les vouant aux gémonies médiatiques. Bien. Mais le faire en oubliant que la plupart des femmes n’ont pas balancé des noms au hasard et pas balancé tout court, qu’en réalité le mot-dièse est une manière de briser l’omerta (c’est assez visible dans l’affaire Weinstein), en oubliant que parallèlement #metoo est apparu et donc que ce qui est central c’est la visibilité d’une question extrêmement massive et par là-même politique, c’est tenter de réduire le mouvement (qui a ses débordements, oui, certes) à une caricature qui permet ensuite d’enterrer l’affaire et surtout de minorer le phénomène en situant le débat non plus sur un terrain politique mais sur un terrain moral (et donc individuel).
La difficulté c’est que puisque le débat public est polarisé par une question arbitraire (et posée par ceux qui ont la parole et la parole légitime, par exemple : « il faut faire attention à ne pas confondre égalité et identité »), des acteurs par ailleurs sérieux et intéressants peuvent être tentés de prendre position et d’appuyer de leur magistère des positions qui paraissent raisonnables alors qu’elles ont été construites de toute pièce. Ainsi avec la suggestion suivante d’Alain Supiot (que j’aime beaucoup, là n’est pas le problème) citée par un ami facebook :
Cette réduction de l’homme va de pair avec la dynamique du calcul, qui a porté et le capitalisme et la science moderne. C’est sur ce mode que tend à être interprété aujourd’hui le principe d’égalité. L’égalité algébrique autorise l’indifférenciation : si je dis <a = b>, il s’en déduit que partout où se trouve a, je pourrai poser indifféremment b, et que donc <a+b = a+a = b+b>. Appliqué à l’égalité entre les sexes, cela voudrait dire qu’un homme est une femme, et réciproquement. Or l’égalité entre hommes et femmes ne signifie pas que les hommes soient des femmes, même s’ils peuvent en rêver parfois. Le principe d’égalité entre hommes et femmes est l’une des conquêtes les plus précieuses et les plus fragiles de l’Occident. Il ne pourra prendre durablement racine si cette égalité est entendue sur le mode mathématique, c’est-à-dire si l’on traite l’être humain sur un mode purement quantitatif. Toute la difficulté des sociétés modernes est justement de devoir penser et vivre l’égalité sans nier les différences. Cela doit s’entendre des relations aussi bien entre hommes et femmes, qu’entre des hommes ou des femmes de nationalité, de mœurs, de cultures, de religions ou de générations différentes. La marque propre du capitalisme n’est pas la poursuite de la richesse matérielle, mais l’empire de la quantité qu’il fait régner sur la diversité.
Et mes deux réponses (disponible sur facebook, mais je ne cite personne, après tout Facebook n’est pas tout à fait l’espace public) :
Alors, désolé si je suis flou. Je n’attribue pas de brevets de féminisme à Supiot (que j’apprécie beaucoup). Je dis juste que la rhétorique « on oublie que l’égalité c’est pas la négation de la différence » est brandie par exemple par la manif pour tous. Et au fond, je me demande si cet oubli n’existe pas juste dans la tête de ces gens là et de ceux qui sont extérieurs au débat et qui prennent l’argument comme une vraie critique alors qu’il n’est qu’un artifice rhétorique pour discréditer les études de genre (la « théorie du genre » à dire avec des trémolos inquiets dans la voix) et éventuellement le féminisme.
Enfin, qui mieux que le féminisme a travaillé sur les différences hommes/femmes ?!
En tout état de cause, je pense que Supiot se trompe de problème. Je ne crois pas qu’il y ait de confusion entre égalité et différence dans les études de genre ou le féminisme (ou alors de manière marginale). Mais surtout, il reconduit l’idée que la différence homme femme serait une différence essentielle (c’est pour cela que je rapporte ses propos à la manif pour tous) et fondamentale qu’il faudrait à tout prix préserver. Mais dire ça, c’est mélanger pas mal de niveaux, et notamment des niveaux descriptifs et normatifs.
Supiot laisse entendre qu’il faut se rappeler que les hommes et les femmes sont différents (certes, il précise que c’est vrai aussi pour les hommes et les femmes de cultures, de religion… etc différentes mais il prend pour paradigme l’égalité homme/femme) quand on parle d’égalité hommes/femmes. Oui j’en suis d’accord. Mais qui fait autre chose ? C’est pourquoi je rapproche l’argument de Supiot d’un argument qu’on a beaucoup entendu qui consistait à dire que les partisans de la théorie du genre niait les différences entre les hommes et les femmes. Encore une fois, je ne fais pas de procès à Supiot. Je trouve juste que son commentaire n’est pas si intéressant. Sauf s’il veut dire que le mouvement du capitalisme contemporain c’est de rendre les humains interchangeables. Si c’est le cas ok, cela rejoint ses thèses que l’on trouve dans la gouvernance par les nombres. Mais je trouvais la référence à l’homme et à la femme un peu confusante (la preuve : vous prenez l’exemple de l’écriture inclusive) car elle laissait entendre qu’il y aurait des milieux (plus ou moins universitaires dites-vous) qui font le jeu du capitalisme en voulant nier la différence des sexes. C’est peut-être vrai, mais il va falloir être plus précis.
Bref, c’est peu dire que le combat passe aussi par la conquête de la parole et du pouvoir qui lui est attaché : formuler des questions, c’est déjà avoir du pouvoir.